- COLOSSAL (art et architecture)
- COLOSSAL (art et architecture)Le mot kolossos est un terme pré-hellénique, originaire d’Asie Mineure; la racine kol désigne selon les linguistes un élément fiché en terre, dressé comme un pilier. Le mot est employé par Hérodote pour désigner les statues égyptiennes, debout ou assises, les jambes serrées, les bras le long du corps et donc plus ou moins assimilables à des piliers par leur silhouette semblable à celle d’une momie. Kolossoi désignait aussi les statues confectionnées pour remplacer un défunt (idée du double d’une personne), pour marquer le seuil d’une demeure (idée d’un lien entre l’extérieur et l’intérieur) ou pour garantir l’alliance entre une colonie et la cité mère. C’est sans nul doute l’association du mot avec les réalisations plastiques monumentales vues par les voyageurs anciens en Égypte, telles que le Sphinx de Giseh (vers 2500), les colosses de Memnon (vers 1400) ou les statues colossales de Ramsès II à Louxor (vers 1250), qui conféra à ce mot le sens d’effigie gigantesque, d’échelle surhumaine.Les statues colossales se rencontrent dans de nombreuses civilisations, apparemment sans rapport les unes avec les autres, et aux époques les plus diverses. Il suffit de mentionner les idoles mégalithiques de l’île de Pâques, les génies ailés assyriens du palais de Khorsabad (VIIIe s. av. J.-C.), les rangées de statues gigantesques du mausolée d’Antiochus Ier roi de Commagène en Turquie (Nemrud Dag, Ier s. apr. J.-C.), les bouddhas rupestres de 38 et 55 mètres de hauteur excavés dans les falaises de B miy n en Afghanistan (env. Ve-VIe s. apr. J.-C.), les Anges de Bernin sur le pont Saint-Ange à Rome (1667-1669), les totems africains, la statue de la Liberté de Bartholdi et Eiffel à New York (33 m de hauteur, inaugurée en 1886) ou certaines statues du Foro Italico de l’EUR à Rome érigées sous le régime mussolinien. De tous temps et en tous lieux, de Pausanias à Marco Polo, du cheval de Troie aux réalisations de Christo (Valley Curtain, 1972, Colorado), les sculptures colossales ont attiré et fasciné voyageurs, conquérants, pèlerins ou touristes; ainsi de nos jours le Mount Rushmore National Memorial, sculpté de 1927 à 1941 par Gutzon Borglum et son fils: les portraits, hauts de 20 mètres, de quatre présidents des États-Unis, G. Washington, T. Jefferson, A. Lincoln et T. Roosevelt, sont taillés dans une falaise de granite des Black Hills (Dakota du Sud).Il est cependant une aire géographique privilégiée où se multiplièrent des effigies de dimensions exceptionnelles: le monde méditerranéen et le Proche-Orient, zone de contact entre le gigantisme cosmique asiatique et la raison ordonnatrice et constructive de la Grèce; et deux époques où elles ont particulièrement stimulé l’imagination des artistes et celle des chroniqueurs: l’Antiquité hellénistique et romaine et l’époque moderne, des premières curiosités du XVe siècle italien (relations de voyageurs comme Cyriaque d’Ancône) aux entreprises des artistes maniéristes et baroques.1. Mythologie du colossalSur un thème comme celui de la statue colossale, le mythe compte autant que la réalité, les projets et rêves utopiques sont aussi révélateurs que les réalisations concrètes, évidemment moins nombreuses. Les relations des historiens antiques (Strabon, Philon de Byzance) sur Rhodes, l’île aux mille statues colossales, toutes légendaires qu’elles aient pu être, ont eu autant de résonance pour les esprits que s’il en avait existé véritablement un tel nombre: dans ses Dialogues avec Michel-Ange (1538), Francisco da Hollanda fait évoquer avec nostalgie par un des interlocuteurs ce peuple de géants de pierre comme le témoignage de la grandeur et de la faveur exceptionnelles des arts dans l’Antiquité. Dans son Traité d’architecture , Vitruve évoque la proposition de l’architecte Dinocratès à Alexandre le Grand de sculpter le mont Athos sous la forme d’une figure qui tiendrait dans une main une large ville fortifiée et dans l’autre une coupe d’où s’écouleraient les rivières de la montagne; au XVe siècle, Alberti, Filarète, Francesco di Giorgio se feront les échos de cette tradition légendaire dans leurs traités d’architecture et cette image de colosse anthropomorphe rupestre illustrera encore l’Entwurf einer historischen Architektur de Fischer von Erlach (Esquisse d’une architecture historique , 1725). Le projet de Michel-Ange, dont témoignent Vasari et Condivi dans leurs biographies de l’artiste, de tailler directement dans le marbre des carrières de Carrare un géant tourné vers la mer nous apprend autant sur la forme et la force de son imagination que les proportions considérables, le caractère titanesque de ses figures pour le tombeau de Jules II, le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens ou les Esclaves de l’Académie de Florence.Il est remarquable que parmi les Sept Merveilles du monde figurent deux statues colossales: la statue chryséléphantine de Zeus à Olympie faite par Phidias (vers 448 av. J.-C.) et le colosse d’Hélios à l’entrée du port de Rhodes. Les descriptions antiques (Pline, Philon) permettent de concevoir ce dernier, œuvre de Charès de Lindos, avant sa destruction lors du tremblement de terre de 228 avant J.-C., comme une figure de bronze haute de 32 mètres qui se tenait jambes serrées sur un côté du port. Mais les hommes de la Renaissance, à la suite des chroniques de l’époque médiévale, l’ont représenté d’une façon beaucoup plus prodigieuse, enjambant l’entrée du port, les navires passant sous ses jambes, un miroir sur la poitrine ou une torche brandie servant de phare pour la navigation (gravures des Sept Merveilles du monde de Filips Galle d’après Martin van Heemskerck, 1572, d’Antonio Tempesta, 1608, de Martin de Vos, 1614, tapisserie d’après les cartons d’Antoine Caron). C’est que le colosse jouit d’une place particulière dans le domaine des arts. Transcendant les limites entre sculpture et architecture, il étonne parce qu’il constitue un prodige technologique; il impressionne par ses dimensions hors du commun et la comparaison qu’elles nous font sentir immanquablement avec notre propre corps; il inspire l’admiration sacrée que l’on ressent face à une idole mystérieuse et toute-puissante; création fabuleuse, il est toujours l’objet d’affabulations qui se sont transmises de génération en génération.2. Iconographie du colossalCertains êtres se sont prêtés de façon naturelle à ce type de représentation: les géants comme le «Gilgamesh» assyrien, le Goliath ou le Samson de la Bible, saint Christophe le Passeur (dont les représentations sont plus fréquentes en peinture, notamment d’immenses fresques de l’époque romane), les grandes divinités liées aux forces et aux rythmes du cosmos (bouddha, comme le bouddha trônant de la grotte X d’Ellora en Inde), les héros civilisateurs comme Hercule ou, au contraire, les ennemis primitifs et sauvages de la civilisation (Cyclopes) ou de l’ordre olympien (Titans); le thème de la gigantomachie ou combat des Olympiens contre les Géants a donné naissance à des œuvres très puissantes et amples comme la frise sculptée du grand autel de Zeus à Pergame (180-160). La dévotion a prêté des proportions colossales à la Vierge ou à des saints implorés comme protecteurs. Ainsi le saint Charles Borromée de métal, haut de 23 mètres, se dressant depuis 1697 sur la colline dominant Arona en Lombardie.Sous l’Empire romain, les empereurs semblent avoir voulu accumuler dans la ville les œuvres colossales, acheminées depuis leurs possessions d’Asie Mineure ou d’Égypte ou effectuées sur place. Le Colisée devrait son nom à la statue colossale de Néron érigée par Xénodore près de l’amphithéâtre et haute de 120 pieds selon les témoignages. Certaines de ces statues les plus impressionnantes sont citées par Pline dans son Histoire naturelle (livres XXXIII à XXXVI), puis dans les Mirabilia Urbis Romae (Merveilles de Rome ), ces guides médiévaux à l’usage des pèlerins qui mettent l’accent sur ce que Rome offrait de prodigieux: vestiges antiques, constructions récentes comme les sept grandes basiliques, reliques miraculeuses. Les majestueux dieux Fleuves des palais du Capitole (notamment le Marforio ) et du Belvédère au Vatican (le Nil, le Tibre), les Dioscures retenant leurs chevaux de la colline du Quirinal, les vestiges de deux statues gigantesques de Constantin (IVe s.), l’une en marbre et l’autre en bronze conservées au musée du Capitole, ont toujours semblé incarner l’essence de Rome. Épargnées par les papes, données aux magistrats du peuple romain, mises en valeur par des scénographies urbaines, ces sculptures n’ont cessé d’être dessinées ou gravées au cours des siècles. Citons dès le début du XVe siècle cette image emblématique de Rome peinte par Taddeo di Bartolo au palais public de Sienne, celle des frères Limbourg dans les Très Riches Heures du duc de Berry (vers 1416) ou celle de Mantegna dans la camera picta du palais ducal de Mantoue (vers 1470), où les statues colossales apparaissent mêlées aux grandes colonnes historiées de Trajan et de Marc Aurèle, au Panthéon, au Colisée, aux mausolées d’Auguste et d’Hadrien, aux arcs triomphaux, aux basiliques civiles et aux thermes, bref, à tout ce que Rome conservait de traces de sa grandeur passée; pour le XVIe siècle, les dessins de Heemskerck, les gravures de Nicolas Béatrizet ou d’Hendrick Goltzius et cette étonnante reconstitution fantastique et théâtralisée qu’en propose Antoine Caron dans son tableau des Massacres du triumvirat (musée du Louvre). Dans un dessin célèbre, Johann Heinrich Fussli a figuré deux siècles plus tard L’Artiste désespéré devant la grandeur des ruines antiques (vers 1778, Kunsthaus, Zurich), disposant son personnage devant le pied et la main de la statue colossale de Constantin en marbre du musée du Capitole.3. Ambitions colossales à l’époque moderneLes témoignages écrits sur ces statues, les énormes figures exhumées lors de fouilles comme celles qui furent découvertes sous le pontificat de Paul III (1534-1549) dans les thermes de Caracalla et qui entrèrent aussitôt dans les collections des Farnèse (Hercule , Flore , Le Taureau du musée de Naples) ont inspiré les sculpteurs maniéristes. À Florence, le David de Michel-Ange (1501-1504) fut la première de ces statues colossales modernes indépendantes réalisées en marbre: l’Hercule et Cacus de Bandinelli, le Neptune d’Ammanati le rejoindront bientôt sur la place de la Seigneurie. Benvenuto Cellini réalise en France le modèle d’une statue de Mars de 16 mètres de hauteur, allusion à la valeur guerrière de François Ier (vers 1542-1544); Jacopo Sansovino à Venise sculpte deux statues de Mars et de Neptune pour l’escalier des Géants du palais des Doges (1567). La plus révélatrice de ces statues colossales est celle qu’Ammanati réalisa en 1544 pour le juriste humaniste de Padoue, Marco Mantova Benavides, de 9 mètres de hauteur; Hercule est ici un exemple de virtus , de courage et de justice; sur les faces du socle sont sculptées les dépouilles des forces hostiles qu’il eut à affronter, et l’aigle de Jupiter qui y figure fait allusion à son apothéose. Giovanni Bologna, lui aussi, réalisa nombre d’œuvres colossales: la fontaine de Neptune sur la place San Petronio à Bologne (1563-1566), celle de l’Océan au palais Pitti de Florence (1575), l’Apennin de la villa médicéenne de Pratolino, montagne à forme humaine de 10 mètres de hauteur couverte de concrétions (1580); à travers ses œuvres, on assiste au passage de l’héroïsation de l’individu à la figuration allégorique de la nature.Au siècle suivant, Versailles suscita des sculptures colossales comme celle des frères Marsy, Encelade enseveli sous les laves dans un bassin du parc, et des projets non réalisés comme celui de Pierre Puget d’un Apollon de 10 mètres de hauteur enjambant le Grand Canal. La lettre que Puget adressa à Louvois est un magnifique exemple de la disposition d’esprit des grands créateurs baroques, avides de commandes d’échelle exceptionnelle: «Je me suis nourri aux grands ouvrages, je nage quand j’y travaille, et le marbre tremble devant moi, pour grosse que soit la pièce.» À cette proclamation fait écho une lettre de Rubens: «Je confesse d’être par un instinct naturel plus propre à faire des ouvrages bien grandes que des petites curiosités; chacun a sa grâce; mon talent est tel que jamais entreprise encore qu’elle fût démesurée en quantité et en diversité de sujets n’a surmonté mon courage.» La virtus de l’artiste est au service de l’ubris , de la démesure baroque. Les décors pour les fêtes officielles ont pu être des occasions de réaliser des figures colossales, statues feintes en matériaux périssables; on en trouve des mentions dans des relations d’entrées royales ou de spectacles éphémères comme le ballet d’Atlas, gigantesque automate imaginé par Ferdinando Tacca pour les noces de Côme III de Médicis à Florence en 1661. Si les effigies colossales durables ont en général pour fonction d’exalter un personnage et à travers lui une idée ou un régime politique, leur signification peut s’inverser et elles servent alors à la dérision populaire, comme ces pantins géants et monstres de carnavals en carton-pâte ou en chiffons, ou à l’exorcisme de peurs irraisonnées (ogres, immenses dragons chinois). De nos jours, le Land Art explore une dimension nouvelle du colossal en marquant d’une empreinte humaine non utilitaire de grands espaces naturels privilégiés: sommets, îles, plateaux désertiques comme le Lightning Field (1977) de Walter de Maria, champ magnétique planté d’une multitude de piquets métalliques qui attirent la foudre et font jouer les éclairs.4. Le colossal en architecturePar extension, le mot colossal a été appliqué au domaine architectural. Vers 1514, Bramante semble avoir inventé l’ordre colossal pour sa propre maison de Rome: une ordonnance de hautes et imposantes colonnes qui embrasse plusieurs niveaux d’habitation et unifie la façade par la puissance de son rythme et de ses proportions. L’ordonnance colossale connut un grand succès dans l’architecture du XVIe siècle. Dans les façades d’églises qu’il construisit à Venise, pour la loge de la Capitainerie à Vicence, pour de nombreuses grandes villas patriciennes, Andrea Palladio lui donna des développements classicisants harmonieux. Michel-Ange quant à lui l’employa pour exprimer, en les portant à leur degré maximal, les tensions internes à l’édifice (palais des Conservateurs au Capitole, basilique Saint-Pierre). Mais, si le mot n’apparaît qu’à la Renaissance, les réalisations colossales dans le domaine du bâti remontent à la nuit des temps: mégalithes préhistoriques dressés en alignements (Carnac) ou en cercle (Stonehenge), appareils de pierre dits cyclopéens de forteresses protohistoriques (Mycènes), temples égyptiens, palais de Persépolis, etc. Si nous reprenons la liste des Sept Merveilles du monde, nous y trouvons cinq entreprises d’architecture, ou d’urbanisme, qui parurent prodigieuses, par leur ampleur, aux contemporains: les pyramides d’Égypte, les remparts aménagés en jardins de Babylone, le phare d’Alexandrie, le mausolée d’Halicarnasse, l’Artémision d’Éphèse. Dans l’ouvrage rédigé par Athanasius Kircher à la demande du pape Innocent X Pamphili, Obeliscus Pamphilius (Rome, 1650), on voit exprimée la problématique du colossal; la technologie hors du commun (découverte, transport, érection de l’obélisque utilisé par Bernin pour la fontaine qu’il édifia place Navone), la volonté idéologique et politique du commanditaire, les connotations légendaires (mystère des hiéroglyphes, impression que de tels monuments sont les témoignages et les dépositaires d’une sagesse immémoriale à décrypter).Les architectes utopistes de la fin du XVIIIe siècle ont renouvelé l’architecture colossale en lui redonnant des formes d’une géométrie élémentaire, des masses murales aveugles et unies, et en réfléchissant sur la perception relative des dimensions. Le projet dessiné de la Porte du Parisis , de J.-J. Lequeu (1793), reprend l’image héroïque d’un immense Hercule à la massue assis à cheval sur une porte triomphale, image du peuple libre. Dans son Architecture, essai sur l’art (rédigé avant 1793), E. L. Boullée redéfinit le colossal: «On confond souvent en architecture la vraie signification du mot colossal avec le mot gigantesque et ce que les artistes dénomment grand. Ce sont des choses très différentes. Un monument colossal doit exciter notre admiration; il suffit pour être convaincu de cette vérité de dire que c’est un monument extraordinaire. Sa proportion doit atténuer tout ce qui l’environne. Il faut qu’il présente une grande idée, et pour tout dire, en un mot, qu’il offre en son genre une chose unique.» Comme dans le domaine de la statuaire colossale, les architectures dessinées, peintes ou décrites témoignent de rêveries révélatrices. Le Songe de Poliphile de Francesco Colonna, publié à Venise en 1499, est une mine de descriptions de monuments colossaux fabuleux, très inspirés de la lecture des auteurs anciens: le héros y admire notamment une pyramide «immense et terrible». Un exemple très caractéristique est la tour de Babel: le récit biblique, sans doute inspiré par les ziggourats, a suscité au XVIe siècle une série de représentations peintes de Pieter Bruegel à Paul Bril, où les souvenirs transposés du Colisée sont magnifiés jusqu’à évoquer une structure aux étages et aux baies innombrables, à la fois en chantier et menaçant ruine. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’évolution vers une approche plus archéologique de l’architecture antique se fit graduellement, à travers l’exaltation, poussée jusqu’au fantastique, des grands monuments romains, dans les vues peintes ou gravées de Rome d’un Pannini, d’un Hubert Robert, d’un Piranèse. Composante fondamentale de l’imagination humaine, le colossal est fort ambigu: il exprime tour à tour la mégalomanie de l’artiste et celle des empires ou des régimes totalitaires; hors des normes, il exalte l’individu et l’opprime tout à la fois.
Encyclopédie Universelle. 2012.